Kalahan : Moi si je dois apparaître dans le monde du
fanzine avec mes 18 ans là maintenant, avec juste mon envie de sortir un
truc, je pense que ça serait plus difficile. Nous on avait rien, on avait
un bac à sable géant où l’on devait construire nos jeux. Maintenant, tout
est fait : le toboggan est déjà monté, la cage de sécurité est autour
de toi, il y a des surveillants… tu ne peux pas te blesser. Nous on a fait
tous les pots cassés avant. On a construit des choses. Les jeunes de
maintenant ont pris nos jouets, ils les ont déstructurés, ils ont fait à
leur manière et ça c’est bien aussi.
Je vais commencer par expliquer la date de début. 2005 c’est l’année où
Animeland cesse de publier des chroniques de fanzines. Je me suis
beaucoup appuyé sur cette ressource, alors forcément pour moi, 2005 va
constituer un tournant. A partir de là, les fanzines n’ont plus la même
visibilité. Certes, il y a internet, mais Animeland reste la revue
de référence à laquelle tous les fanzines (ou presque) envoyaient leurs
productions. Ma liste de fanzines « d’après 2005 » comporte plus
de lacunes.
Entre 2005 et 2012, le grand public s’intéresse aux mangas et se précipite à
Japan Expo. Le festival devient un événement incontournable dont on parle
dans les mass média. En 2008, il dépasse les 100 000 visiteurs. Le regard
sur nos « japoniaiseries
» a changé. On n’a plus à se justifier comme avant. En gagnant cette lutte,
les fans de mangas perdent un élément rassembleur. La communauté unie dans
l’adversité fait place à un ensemble de micro-communautés :
cosplayeurs, gamers, yaoïstes,
geeks, dessinateurs… Chaque groupe
a ses propres codes, ses propres lieux, son propre jargon, etc. Les éléments
partagés sont des denrées plutôt rares.
Il faut dire, que l’usage d’internet a évolué ! Non seulement, il est
entré dans les foyers, mais aussi dans les téléphones. Alors forcément, les
vieux fanzines papiers sont encore plus remis en question. Le gros enjeu de
cette période va donc être la réaction face à la montée en puissance des
réseaux sociaux.
Les autres scènes fanzines ont aussi dû affronter cette évolution. On
observe de façon générale trois grandes réactions :
La diminution du nombre de titres : Notamment parce que
les fanzineux qui utilisaient leur publication papier pour informer
leurs lecteurs ont migré sur internet. On voit le cas sur la scène punk :
l’annonce des prochains concerts a complètement disparu des zines.
Le développement d’un fanzine « précieux » :
Quitte à continuer à faire des zines papier, autant exploiter jusqu’au
bout les ressources de ce support. C’est ce qu’on voit notamment avec le
développement du graphzine.
La complémentarité papier/internet : Cela se voit
surtout dans les fanzines militants (LGBT+
et infokiosques). Il
s’agit de fanzines dont les fichiers sont disponibles gratuitement sur
internet pour encourager une large diffusion. Leur forme est assez
sommaire pour permettre une production massive (mais décentralisé).
Le fanzinat manga français a connu une diminution du nombre de titres. Même
si le nombre de stand fanzine/amateur est toujours important à Japan Expo
(environ 200 tous les ans) tous ces stands n’ont pas de fanzine. Internet a
influencé la forme du fanzine avec l’apparition de sites d’imprimeurs
discount. Il est désormais possible d’avoir facilement une forme plus
« pro ».
La couleur (synonyme de luxe quelques années plutôt) s’est généralisée, tout
comme le dos carré collé, le papier glacé. Certains en profite aussi pour
sortir du format A5. Chaud Nem Jumppar exemple va sur un format de poche assez sympa à manipuler, d’autres
comme les fanzines de Water Lily Island vont
vers des formats plus grands pour mettre en valeur leurs dessins.
Le prix des fanzines augmente de façon assez perceptible (émission de juin
2016 de Mon Judas m’a dit1).
Difficile de trouver des fanzines à moins de 4 ou 6 € mais par contre, les
fanzines à 8 ou 12€2se répandent
d’un coup.
Je ne sais pas si vous arrivez à suivre il me semble que l’on assiste à une
« professionnalisation » ou plutôt une
« artistification » du milieu. Face au développement d’internet,
le fanzine manga a réagi en allant vers le livre plutôt que la revue (plus
de one-shot. Kehjia par exemple
a clairement expliqué que leurs revues collectives se vendaient moins que
leurs recueils). Il y a clairement l’envie de faire de la micro-édition3, d’imiter les
professionnels. Même les stands changent : des impressions grands
formats décorent l’arrière pendant que des objets ornent la table pour
attirer l’attention du visiteur.
Le stand coûte cher et les visiteurs ont un budget conséquent. Les légendes
et rumeurs, qui voyagent grâce aux discussions entre exposants, disent que
certains fanzineux vendent pour des milliers d’euros chaque jour de
festival ! Evidemment, cette donnée n’est pas attestée : parler
d’argent est toujours problématique. Ce qui est intéressant, c’est que ces
histoires circulent et nourrissent des fantasmes bassement matériel. Alors
forcément, de plus en plus de fanzineux évoquent le statut d’artiste, jeune
créateur, auto-entrepreneur, etc. La présence en festival dépend de la
rentabilité estimée et les petits événements ont du mal à trouver des
fanzineux. Avec le temps, les organisateurs de festivals ne cherchent même
plus à avoir des exposants fanzines ! Par exemple, en 2016, le festival
Chorogi de Crosne (91) accueillait des invités plutôt prestigieux
(principalement des doubleurs), organisait un beau cosplay,
des conférences et tout et tout... L’événement était co-organisé par deux
associations (l’atelier des noctambules et quartier Japon) et a eu le
soutien de la mairie et du CIC France Japon… Aucune annonce concernant les
exposants amateurs sur la page Facebook. Ce n’est plus eux qui font un
événement manga désormais, mais les boutiques et les invités… Reste le cosplay
qui est encore une pratique amateur… un peu… car là aussi les sirènes
de la professionnalisation résonnent.
Kalahan : J’ai l’impression que maintenant pour les
auteurs qui sont connus, il y a pas de problèmes. Mais pour contre, pour
le petit fanzineux qui vient d’apparaitre, pour lui c’est très dur. En
tout cas, plus dur que vers 1995. Aujourd’hui, je ferai un fanzine, j’en
vendrais 50 à un Japan Expo, je serai heureux.
Mais est-ce mal de vouloir se professionnaliser ? N’est-ce pas
normal de vouloir gagner de l’argent avec ses productions ? Après
tout, c’est du travail et il n’y a rien d’extraordinaire à chercher de la
reconnaissance, non ?
Oui, c’est vrai, sauf que c’est un leurre. Si la société marchait comme
il faut, les artistes n’auraient pas à occuper des espaces dédiés aux
amateurs comme c’est le cas aujourd’hui. Cette situation révèle que le
système actuel est en crise. Cela a tendance à monter les gens les uns
contre les autres4.
Les festivals se remplissent de fanzine « d’auteur »,
c’est-à-dire de fanzines originaux qui n’ont plus qu’un rapport lointain
avec leur canon. Les
publications qui restent du domaine du « magazine de fans »
élargissent leurs royaumes. Par exemple, on trouve des fanzines sur les
sirènes (Sirenologie) ou sur le
« patrimoine geek » (qui
inclut manga, bd, comics, séries et films américains, jeux vidéo et
jeux de rôles) au sens très large.
L’exemple le plus intéressant pour moi, c’est
la Malette à dessin. C’est un fanzine qui s’adresse à ceux
qui dessine, traine en convention
et sur les pages internet des dessineux. C’est rigolo car on y trouve des
interviews d’amateur, des jeux, des tutos, des illustrations… Même si
l’univers est référencé (la mascotte qui se cosplay
en Sangoku), il ne s’agit pas d’une publication qui sert à partager
la réception d’une œuvre dont on est fan. C’est nouveau, c’est différent
et ça dit quelque chose sur l’évolution du manga en France. Parce que,
finalement, il y a toujours une énergie qui pousse à faire, une énergie
qui pousse le « consommateur » a dépassé son état passif pour
aller vers l’action et la création. La priorité n’est plus le partage,
mais il y a toujours une volonté de transformation que je trouve cool.
Si on revient sur la définition de fanzine de Maël Rannou, on se rend
compte que le fanzine manga n’existe quasiment plus : « Un
fanzine est un magazine amateur à but non-commercial, réalisé par des
bénévoles en marge des institutions et dont la diffusion se fait de
manière artisanale. »
L’amateurisme n’est plus la règle et le fanzineux n'a plus rien d'un
fan. La manga a dépassé sa communauté de fans. Le fanzine cherche donc à
faire pareil et essaie donc de toucher un large public).
J’ai la certitude qu’on a raté l’occasion de créer une belle chose.
C’est sans doute une déception personnelle, mais je pense que le manga
français aurait pu/dû mieux considérer les amateurs qui lui ont permis
d’exister. Cela n’a pas eu lieu. Il n’y a pas eu de « retour
d’ascenseur ». Cela s’explique par le fait que cela ne fait pas parti
des valeurs portées par le manga. Le but n’est pas de créer une édition
alternative (comme dans le graphzine
ou le fanzine LGBT+ et queer),
mais d’intégrer le paysage existant. Le monde de l’édition professionnel
est cruel ? Pas de problème : je m’auto-édite et j’arrive en
force avec un CV, des connaissances et une fanbase. C’est pas con, mais
est-ce encore du fanzine ?
Bon, comme je l’ai déjà dit, je n’aime pas dire « c’était mieux
avant ». Si le fanzine manga est mort, c’est qu’on n’en avait plus
besoin. Je crois en l’intelligence collective et aux pratiques populaires.
Alors ? Où se cache le truc que j’aimais tant dans les
fanzines ? Sans surprise : sur internet !
Cela n’a rien d’étonnant : le fanzine manga est sans doute le seul
réseau de fanzine à être né
transmédia. Il se développe en même temps qu’internet et s’appuie dessus
que ce soit pour faire communiquer les membres du zine,
pour trouver du contenu ou pour se diffuser. Le fanzine papier est
quasiment un accident dans l’histoire du manga, une transition vers le
média qu’il vise depuis toujours : internet.
Les communautés de fans survivent donc sur internet : forums,
réseaux sociaux, vidéos, plate forme de publication de BD ou de fanfictions…
Cette énergie qui pousse les fans-consommateurs à devenir acteur et
créateur existe toujours et s’est même étendue. Impossible aujourd’hui de
connaître tout et tout le monde ! Le cercle vertueux est devenu très
grand et participe à la transformation du monde ! Bah oui, parce que
si tu vois des trucs style manga partout, c’est bien parce qu’on les a mis
là, nous : les fans actifs.
Ça serait bien si je pouvais vous faire un topo complet de la présence
des fans de mangas sur internet… Oui ça serait bien ! Mais je ne le
ferai pas. C’est un autre travail que celui que j’ai entrepris ici. Je
vais me contenter de dire que ce déplacement a forcément changé des
choses :
les fans les plus jeunes sont très présents puisque c’est plus facile
d’avoir une activité numérique que papier ;
l’accès aux informations en direct du Japon sont facilités (notamment
par Google Traduction!). On n’a plus besoin de fans centralisateurs de
l’informations (par exemple, ceux qui reviennent du Japon ou qui parlent
japonais) ;
les communautés de fans dans LA communauté de fans se sont
développées. On trouve des sites ou des pages de réseaux sociaux pour
les fans d’un genre ou d’une série ou d’une pratique…
Et sans doute d’autres choses… mais là je ne vois pas.
L’activité amateur s’est donc
transformée avec l’arrivée du numérique. Le fanzine n’est plus au centre de
ses pratiques.
Le 13 et 14 avril 2019, lors du festival Jonetsu à Bourg-la-Reine (92), j’ai
interrogé quelques exposants pour mieux appréhender la tendance actuelle.
J’ai eu des réponses de 36 personnes qui étaient sur 24 stands5. Le dictaphone n’a pas semblé gêner les
personnes interrogées, mais plusieurs ont montré des hésitations. Ils se
questionnaient sur leur légitimité à s’exprimer sur le sujet du fanzinat.
Pas surprenant car ce mot est en train de changer de sens dans le réseau.
Citation anonyme : « Je suis artiste à
mi-temps… Enfin, c’est genre un hobby. »
Les statuts professionnels cités sont :
« auto-entrepreneur », « micro-entreprise »,
« inscrite à la maison des artistes », en freelance. J’avoue ne
pas avoir cherché à en savoir plus. L’arrivée de ce type de statut est une
nouveauté et qui semble ne concerner que le réseau
manga (je n’ai rien entendu de tel en milieu punk, cinéma…). Ces fanzineux
en professionalisation ont en général autour de 26 ou 34 ans. Cela ne
concerne donc pas les plus jeunes. [
Citation anonyme : « Je suis en train de créer
mon entreprise pour faire ça "proprement" ».
Les exposants interrogés ont entre 20 et 35 ans. Deux personnes ont refusé
de donner leur âge précisément. (« très vieux » et « entre 20
et 30 ans »). L’âge n’a pas de lien avec l’expérience dans le fanzinat.
Certains ont commencé très jeunes et d’autres font leur premier festival
après 30 ans.
Avec ce questionnaire, j’ai aussi voulu vérifier quelques éléments
importants dans les communautés de fans :
la présence d’autodidacte
la constance de la « consommation » de manga et d’animés
la pratique d’entraide et de transmission entre fans
Mon petit questionnaire m’a permis de voir que la majorité (66,5 % des
personnes interrogées) ont eu une formation artistique et/ou graphique. Il y
a différents niveaux : quelques fois, il s’agit juste d’une formation
d’un ou deux ans inaboutie, ou de cours d’Histoire des Arts à l’université.
Les étudiants et travailleurs de l’animation (2D et 3D) sont les plus
nombreux. C’est étonnant, car ils n’avaient pas l’air de se connaître entre
eux durant le festival. Les autodidactes sont tout de même encore présents
(33,5 % des personnes interrogées). J’ai classé dans cette catégorie
ceux qui se sont spontanément déclarés « autodidacte » (j’ai senti
que pour certains, le sujet de leur formation pouvait être problématique).
Là encore, les niveaux représentés sont variés, mais 4 affirment n’avoir que
le bac (le questionnaire ne permet pas de l’affirmer avec certitude, mais il
semble que les exposants aient, au minimum ce diplôme).
Sur les 36 personnes interrogées, 17 continuent à lire des mangas et à
regarder des animés.
5 personnes n’ont pas répondu à cette question, principalement parce
qu’elles n’arrivent pas à évaluer cette donnée. 14 personnes avouent qu’ils
sont un peu déconnectés des nouveautés.
Citation anonyme : « Je commence à être un vieux
(25 ans) ça fait que je ne suis plus trop… Je reste sur mon territoire, on
va dire... »
Une communauté de fans est un espace d’échange mais aussi de formation
mutuelle et d’entraide. Pour voir si cela était toujours vrai aujourd’hui,
j’ai posé des questions sur les conseils et l’aide reçus et donnés dans le
cadre des activités « fanzine ». Les réponses sur l’entraide entre
les fanzineux ne sont pas très claires. Les personnes interrogées ont été
hésitantes et ont évoqué des généralités (très peu de cas précis).
Globalement, on retient que l’aide reçue est souvent venue d’amis (certains
sont déjà des fanzineux) ou de gens qu’ils connaissaient déjà (parfois par
internet). Les fanzineux disent avoir appris en observant et en faisant des
recherches sur internet. Les « anciens » ne vont pas au devant des
nouveaux, ils aident uniquement si on leur demande. Cependant, le forum de
Méluzine a aidé au moins une exposante et trois personnes ont évoqué un
groupe sur discord pour permettre une entraide.
Cette entraide peut prendre des formes variées. En général, les exposants
pensaient aux adresses d’imprimeurs, de fabricants de goodies,
de boutiques où trouver du matériel (grilles, nappes ignifugées...).
D’autres ont parlé de conseils pour agencer son stand ou d’hébergement au
moment des festivals.
Citation anonyme : « J’ai demandé des adresses
par mail et j’ai pas eu de réponses. »
Pour ceux qui sont passés par des associations, l’entraide est une évidence.
Faut dire que la majorité des fanzineux font désormais un travail en solo
(exception : les dessinateurs qui travaillent avec des scénaristes).
Les stands sont partagés entre plusieurs artistes qui peuvent ainsi profiter
de l’aide de ses « colocataires ». Cette raréfication de la
publication collective explique la confusion entre plusieurs termes :
- fanzine : dans l’esprit de certains, le fanzine est forcément un
ouvrage collectif. Les recueils d’un seul dessinateurs sont donc exclus de
cette définition.
- auto-édition: la même chose que fanzine, mais en plus beau et réalisé seul.
Les stands présentent surtout du « fan-merch
» (bijoux, portes-clés, badges, stickers, poster…). On y trouve
aussi des « prints » de dessins originaux. Il s’agit (d’après
deux témoignages) de dessins fournis pour des fanzines internationaux. En
effet, beaucoup de jeunes artistes sont sollicités pour participer à des
fanzines via internet (tumblr, twitter, discord…). Ces publications
annoncent directement le but du projet : « charité » (les
bénéfices seront reversés à une assocation) ou « profit » (les
bénéfices seront partagés entre les participants). L’ouvrage fait souvent
l’objet d’une campagne de crowndfunding et est vendu via une boutique en
ligne (parfois, une boutique éphémère). Une fois le fanzine paru, les
dessinateurs peuvent imprimer leur dessin et le vendre sous forme de carte
ou d’affiche. On ne trouve que rarement ces ouvrages en convention.
Il s’agit donc d’un réseau
parallèle qui ne passe que par internet (ou presque, puisque même s’il est
possible d’acheter l’epub, la majorité achète encore un livre
« papier »). Même si ce type de projet semble exclure la
rencontre physique de son fonctionnement, cela permet des rencontres
(certes numériques) avec des personnes du monde entier !