Le fanzine de l’ère numérique (2005-2012)

Enquête de terrain au festival Jonetsu 2019


Le fanzine de l’ère numérique (2005-2012)

Kalahan : Moi si je dois apparaître dans le monde du fanzine avec mes 18 ans là maintenant, avec juste mon envie de sortir un truc, je pense que ça serait plus difficile. Nous on avait rien, on avait un bac à sable géant où l’on devait construire nos jeux. Maintenant, tout est fait : le toboggan est déjà monté, la cage de sécurité est autour de toi, il y a des surveillants… tu ne peux pas te blesser. Nous on a fait tous les pots cassés avant. On a construit des choses. Les jeunes de maintenant ont pris nos jouets, ils les ont déstructurés, ils ont fait à leur manière et ça c’est bien aussi.


Je vais commencer par expliquer la date de début. 2005 c’est l’année où Animeland cesse de publier des chroniques de fanzines. Je me suis beaucoup appuyé sur cette ressource, alors forcément pour moi, 2005 va constituer un tournant. A partir de là, les fanzines n’ont plus la même visibilité. Certes, il y a internet, mais Animeland reste la revue de référence à laquelle tous les fanzines (ou presque) envoyaient leurs productions. Ma liste de fanzines « d’après 2005 » comporte plus de lacunes.

Entre 2005 et 2012, le grand public s’intéresse aux mangas et se précipite à Japan Expo. Le festival devient un événement incontournable dont on parle dans les mass média. En 2008, il dépasse les 100 000 visiteurs. Le regard sur nos « japoniaiseries » a changé. On n’a plus à se justifier comme avant. En gagnant cette lutte, les fans de mangas perdent un élément rassembleur. La communauté unie dans l’adversité fait place à un ensemble de micro-communautés : cosplayeurs, gamers, yaoïstes, geeks, dessinateurs… Chaque groupe a ses propres codes, ses propres lieux, son propre jargon, etc. Les éléments partagés sont des denrées plutôt rares.

Il faut dire, que l’usage d’internet a évolué ! Non seulement, il est entré dans les foyers, mais aussi dans les téléphones. Alors forcément, les vieux fanzines papiers sont encore plus remis en question. Le gros enjeu de cette période va donc être la réaction face à la montée en puissance des réseaux sociaux.

Les autres scènes fanzines ont aussi dû affronter cette évolution. On observe de façon générale trois grandes réactions :

Le fanzinat manga français a connu une diminution du nombre de titres. Même si le nombre de stand fanzine/amateur est toujours important à Japan Expo (environ 200 tous les ans) tous ces stands n’ont pas de fanzine. Internet a influencé la forme du fanzine avec l’apparition de sites d’imprimeurs discount. Il est désormais possible d’avoir facilement une forme plus « pro ».

La couleur (synonyme de luxe quelques années plutôt) s’est généralisée, tout comme le dos carré collé, le papier glacé. Certains en profite aussi pour sortir du format A5. Chaud Nem Jump par exemple va sur un format de poche assez sympa à manipuler, d’autres comme les fanzines de Water Lily Island vont vers des formats plus grands pour mettre en valeur leurs dessins.

Le prix des fanzines augmente de façon assez perceptible (émission de juin 2016 de Mon Judas m’a dit1). Difficile de trouver des fanzines à moins de 4 ou 6 € mais par contre, les fanzines à 8 ou 12€2 se répandent d’un coup.

Je ne sais pas si vous arrivez à suivre il me semble que l’on assiste à une « professionnalisation » ou plutôt une « artistification » du milieu. Face au développement d’internet, le fanzine manga a réagi en allant vers le livre plutôt que la revue (plus de one-shot. Kehjia par exemple a clairement expliqué que leurs revues collectives se vendaient moins que leurs recueils). Il y a clairement l’envie de faire de la micro-édition3, d’imiter les professionnels. Même les stands changent : des impressions grands formats décorent l’arrière pendant que des objets ornent la table pour attirer l’attention du visiteur.

Le stand coûte cher et les visiteurs ont un budget conséquent. Les légendes et rumeurs, qui voyagent grâce aux discussions entre exposants, disent que certains fanzineux vendent pour des milliers d’euros chaque jour de festival ! Evidemment, cette donnée n’est pas attestée : parler d’argent est toujours problématique. Ce qui est intéressant, c’est que ces histoires circulent et nourrissent des fantasmes bassement matériel. Alors forcément, de plus en plus de fanzineux évoquent le statut d’artiste, jeune créateur, auto-entrepreneur, etc. La présence en festival dépend de la rentabilité estimée et les petits événements ont du mal à trouver des fanzineux. Avec le temps, les organisateurs de festivals ne cherchent même plus à avoir des exposants fanzines ! Par exemple, en 2016, le festival Chorogi de Crosne (91) accueillait des invités plutôt prestigieux (principalement des doubleurs), organisait un beau cosplay, des conférences et tout et tout... L’événement était co-organisé par deux associations (l’atelier des noctambules et quartier Japon) et a eu le soutien de la mairie et du CIC France Japon… Aucune annonce concernant les exposants amateurs sur la page Facebook. Ce n’est plus eux qui font un événement manga désormais, mais les boutiques et les invités… Reste le cosplay qui est encore une pratique amateur… un peu… car là aussi les sirènes de la professionnalisation résonnent.

Kalahan : J’ai l’impression que maintenant pour les auteurs qui sont connus, il y a pas de problèmes. Mais pour contre, pour le petit fanzineux qui vient d’apparaitre, pour lui c’est très dur. En tout cas, plus dur que vers 1995. Aujourd’hui, je ferai un fanzine, j’en vendrais 50 à un Japan Expo, je serai heureux.

Mais est-ce mal de vouloir se professionnaliser ? N’est-ce pas normal de vouloir gagner de l’argent avec ses productions ? Après tout, c’est du travail et il n’y a rien d’extraordinaire à chercher de la reconnaissance, non ?

Oui, c’est vrai, sauf que c’est un leurre. Si la société marchait comme il faut, les artistes n’auraient pas à occuper des espaces dédiés aux amateurs comme c’est le cas aujourd’hui. Cette situation révèle que le système actuel est en crise. Cela a tendance à monter les gens les uns contre les autres4. Les festivals se remplissent de fanzine « d’auteur », c’est-à-dire de fanzines originaux qui n’ont plus qu’un rapport lointain avec leur canon. Les publications qui restent du domaine du « magazine de fans » élargissent leurs royaumes. Par exemple, on trouve des fanzines sur les sirènes (Sirenologie) ou sur le « patrimoine geek » (qui inclut manga, bd, comics, séries et films américains, jeux vidéo et jeux de rôles) au sens très large.

L’exemple le plus intéressant pour moi, c’est la Malette à dessin. C’est un fanzine qui s’adresse à ceux qui dessine, traine en convention et sur les pages internet des dessineux. C’est rigolo car on y trouve des interviews d’amateur, des jeux, des tutos, des illustrations… Même si l’univers est référencé (la mascotte qui se cosplay en Sangoku), il ne s’agit pas d’une publication qui sert à partager la réception d’une œuvre dont on est fan. C’est nouveau, c’est différent et ça dit quelque chose sur l’évolution du manga en France. Parce que, finalement, il y a toujours une énergie qui pousse à faire, une énergie qui pousse le « consommateur » a dépassé son état passif pour aller vers l’action et la création. La priorité n’est plus le partage, mais il y a toujours une volonté de transformation que je trouve cool.

Si on revient sur la définition de fanzine de Maël Rannou, on se rend compte que le fanzine manga n’existe quasiment plus : « Un fanzine est un magazine amateur à but non-commercial, réalisé par des bénévoles en marge des institutions et dont la diffusion se fait de manière artisanale. »

L’amateurisme n’est plus la règle et le fanzineux n'a plus rien d'un fan. La manga a dépassé sa communauté de fans. Le fanzine cherche donc à faire pareil et essaie donc de toucher un large public).

J’ai la certitude qu’on a raté l’occasion de créer une belle chose. C’est sans doute une déception personnelle, mais je pense que le manga français aurait pu/dû mieux considérer les amateurs qui lui ont permis d’exister. Cela n’a pas eu lieu. Il n’y a pas eu de « retour d’ascenseur ». Cela s’explique par le fait que cela ne fait pas parti des valeurs portées par le manga. Le but n’est pas de créer une édition alternative (comme dans le graphzine ou le fanzine LGBT+ et queer), mais d’intégrer le paysage existant. Le monde de l’édition professionnel est cruel ? Pas de problème : je m’auto-édite et j’arrive en force avec un CV, des connaissances et une fanbase. C’est pas con, mais est-ce encore du fanzine ?

Bon, comme je l’ai déjà dit, je n’aime pas dire « c’était mieux avant ». Si le fanzine manga est mort, c’est qu’on n’en avait plus besoin. Je crois en l’intelligence collective et aux pratiques populaires. Alors ? Où se cache le truc que j’aimais tant dans les fanzines ? Sans surprise : sur internet !

Cela n’a rien d’étonnant : le fanzine manga est sans doute le seul réseau de fanzine à être né transmédia. Il se développe en même temps qu’internet et s’appuie dessus que ce soit pour faire communiquer les membres du zine, pour trouver du contenu ou pour se diffuser. Le fanzine papier est quasiment un accident dans l’histoire du manga, une transition vers le média qu’il vise depuis toujours : internet.

Les communautés de fans survivent donc sur internet : forums, réseaux sociaux, vidéos, plate forme de publication de BD ou de fanfictions… Cette énergie qui pousse les fans-consommateurs à devenir acteur et créateur existe toujours et s’est même étendue. Impossible aujourd’hui de connaître tout et tout le monde ! Le cercle vertueux est devenu très grand et participe à la transformation du monde ! Bah oui, parce que si tu vois des trucs style manga partout, c’est bien parce qu’on les a mis là, nous : les fans actifs.

Ça serait bien si je pouvais vous faire un topo complet de la présence des fans de mangas sur internet… Oui ça serait bien ! Mais je ne le ferai pas. C’est un autre travail que celui que j’ai entrepris ici. Je vais me contenter de dire que ce déplacement a forcément changé des choses :


Enquête de terrain au festival Jonetsu 2019

L’activité amateur s’est donc transformée avec l’arrivée du numérique. Le fanzine n’est plus au centre de ses pratiques.

Le 13 et 14 avril 2019, lors du festival Jonetsu à Bourg-la-Reine (92), j’ai interrogé quelques exposants pour mieux appréhender la tendance actuelle. J’ai eu des réponses de 36 personnes qui étaient sur 24 stands5. Le dictaphone n’a pas semblé gêner les personnes interrogées, mais plusieurs ont montré des hésitations. Ils se questionnaient sur leur légitimité à s’exprimer sur le sujet du fanzinat. Pas surprenant car ce mot est en train de changer de sens dans le réseau.

Citation anonyme : «  Je suis artiste à mi-temps… Enfin, c’est genre un hobby. »


Les statuts professionnels cités sont : « auto-entrepreneur », « micro-entreprise », « inscrite à la maison des artistes », en freelance. J’avoue ne pas avoir cherché à en savoir plus. L’arrivée de ce type de statut est une nouveauté et qui semble ne concerner que le réseau manga (je n’ai rien entendu de tel en milieu punk, cinéma…). Ces fanzineux en professionalisation ont en général autour de 26 ou 34 ans. Cela ne concerne donc pas les plus jeunes. [

Citation anonyme : « Je suis en train de créer mon entreprise pour faire ça "proprement" ». 


Les exposants interrogés ont entre 20 et 35 ans. Deux personnes ont refusé de donner leur âge précisément. (« très vieux » et « entre 20 et 30 ans »). L’âge n’a pas de lien avec l’expérience dans le fanzinat. Certains ont commencé très jeunes et d’autres font leur premier festival après 30 ans.

Avec ce questionnaire, j’ai aussi voulu vérifier quelques éléments importants dans les communautés de fans :

Mon petit questionnaire m’a permis de voir que la majorité (66,5 % des personnes interrogées) ont eu une formation artistique et/ou graphique. Il y a différents niveaux : quelques fois, il s’agit juste d’une formation d’un ou deux ans inaboutie, ou de cours d’Histoire des Arts à l’université. Les étudiants et travailleurs de l’animation (2D et 3D) sont les plus nombreux. C’est étonnant, car ils n’avaient pas l’air de se connaître entre eux durant le festival. Les autodidactes sont tout de même encore présents (33,5 % des personnes interrogées). J’ai classé dans cette catégorie ceux qui se sont spontanément déclarés « autodidacte » (j’ai senti que pour certains, le sujet de leur formation pouvait être problématique). Là encore, les niveaux représentés sont variés, mais 4 affirment n’avoir que le bac (le questionnaire ne permet pas de l’affirmer avec certitude, mais il semble que les exposants aient, au minimum ce diplôme).

Sur les 36 personnes interrogées, 17 continuent à lire des mangas et à regarder des animés. 5 personnes n’ont pas répondu à cette question, principalement parce qu’elles n’arrivent pas à évaluer cette donnée. 14 personnes avouent qu’ils sont un peu déconnectés des nouveautés.

Citation anonyme : « Je commence à être un vieux (25 ans) ça fait que je ne suis plus trop… Je reste sur mon territoire, on va dire... »


Une communauté de fans est un espace d’échange mais aussi de formation mutuelle et d’entraide. Pour voir si cela était toujours vrai aujourd’hui, j’ai posé des questions sur les conseils et l’aide reçus et donnés dans le cadre des activités « fanzine ». Les réponses sur l’entraide entre les fanzineux ne sont pas très claires. Les personnes interrogées ont été hésitantes et ont évoqué des généralités (très peu de cas précis). Globalement, on retient que l’aide reçue est souvent venue d’amis (certains sont déjà des fanzineux) ou de gens qu’ils connaissaient déjà (parfois par internet). Les fanzineux disent avoir appris en observant et en faisant des recherches sur internet. Les « anciens » ne vont pas au devant des nouveaux, ils aident uniquement si on leur demande. Cependant, le forum de Méluzine a aidé au moins une exposante et trois personnes ont évoqué un groupe sur discord pour permettre une entraide.

Cette entraide peut prendre des formes variées. En général, les exposants pensaient aux adresses d’imprimeurs, de fabricants de goodies, de boutiques où trouver du matériel (grilles, nappes ignifugées...). D’autres ont parlé de conseils pour agencer son stand ou d’hébergement au moment des festivals.

Citation anonyme : « J’ai demandé des adresses par mail et j’ai pas eu de réponses. »


Pour ceux qui sont passés par des associations, l’entraide est une évidence. Faut dire que la majorité des fanzineux font désormais un travail en solo (exception : les dessinateurs qui travaillent avec des scénaristes). Les stands sont partagés entre plusieurs artistes qui peuvent ainsi profiter de l’aide de ses « colocataires ». Cette raréfication de la publication collective explique la confusion entre plusieurs termes :

- fanzine : dans l’esprit de certains, le fanzine est forcément un ouvrage collectif. Les recueils d’un seul dessinateurs sont donc exclus de cette définition.

- auto-édition : la même chose que fanzine, mais en plus beau et réalisé seul.

- dojinshi ou dojin’ : publication en lien avec une série à succès.

Les stands présentent surtout du « fan-merch » (bijoux, portes-clés, badges, stickers, poster…). On y trouve aussi des « prints » de dessins originaux. Il s’agit (d’après deux témoignages) de dessins fournis pour des fanzines internationaux. En effet, beaucoup de jeunes artistes sont sollicités pour participer à des fanzines via internet (tumblr, twitter, discord…). Ces publications annoncent directement le but du projet : « charité » (les bénéfices seront reversés à une assocation) ou « profit » (les bénéfices seront partagés entre les participants). L’ouvrage fait souvent l’objet d’une campagne de crowndfunding et est vendu via une boutique en ligne (parfois, une boutique éphémère). Une fois le fanzine paru, les dessinateurs peuvent imprimer leur dessin et le vendre sous forme de carte ou d’affiche. On ne trouve que rarement ces ouvrages en convention. Il s’agit donc d’un réseau parallèle qui ne passe que par internet (ou presque, puisque même s’il est possible d’acheter l’epub, la majorité achète encore un livre « papier »). Même si ce type de projet semble exclure la rencontre physique de son fonctionnement, cela permet des rencontres (certes numériques) avec des personnes du monde entier !