Le Pré-fanzinat manga français…

...vient du fanzinat (normal ! )

...vient de la télévision (bizarre…)


Le Pré-fanzinat manga français…

...vient du fanzinat (normal ! )


En 1989, paraît le n°21 du fanzine dédié à la BD américaine : Scarce. En effet, pour vous raconter le début du fanzinat manga en France, il va falloir vous parler de comics.
Scarce est un fanzine crée en 1983. C’est un fanzine qui a une longévité exceptionnelle puisqu’il existe encore aujourd’hui1.
Dans les rangs de la rédaction de ce fanzine consacré aux comics, on trouve des curieux très ouverts sur la BD mondiale. L’existence du manga ne leur a pas échappé, surtout qu’aux États-Unis, des traductions de BD japonaises sont éditées. Il est donc décidé de faire un « Dossier Japon » dans le numéro 21 qui paraît en automne 1989. La couverture annonce la couleur : Un drapeau japonais flotte au dessus d’un Wolverine griffes dehors. Dans l’édito, Jerry Perry Jr dit que « l’arrivée en force de la BD japonaise sur la scène américaine constitue un des événements les plus marquants de la décennie. ».
Le sommaire :
Parmi les participants à ce dossier, Patrick Marcel qui a créé un fanzine dédié au cinéma d’horreur et va créer le fanzine Mangazone dont on parle plus longuement par la suite et Jean-Paul Jennequin qui sera le rédacteur en chef de Tsunami.

Scarce n°21 est donc le premier fanzine à parler de manga en France.



...vient de la télévision (bizarre…)


Le Club Dorothée a diffusé une tonne de dessins animés japonais dans son émission pour enfants. Apparemment, personne n’a vraiment fait attention aux contenus de ces programmes. Certes, il y a eu des polémiques sur la violence de ces programmes, mais c’est un succès ! Les enfants adorent. Dorothée est une star. La production en profite pour se développer encore et encore. Le Club Dorothée Magazine (qui devient rapidement le Dorothée Magazine) est lancé en 1989. C’est un hebdomadaire largement distribué qui contient majoritairement des animés comics (des BD constitués de captures d’écran du dessins animés) des séries diffusées dans l’émission (les Chevaliers du Zodiaque, Lamu, Georgie, Dragon Ball…). On y trouve aussi des jeux, une bd (gag en une page) consacrée au chien de Dorothée, des posters, des fiches de personnages, une présentation d’une star de l’époque (proche de l’équipe d’AB production), une rubrique sur les animaux et des conseils santé… Et enfin (ce qui va nous intéresser) : une rubrique courrier qui va être un lieu d’échange entre fans.

Celle-ci existe dès le premier numéro et si au début, cela parle un peu de Dorothée, un sujet va bientôt monopoliser cette rubrique : les Chevaliers du Zodiaque (CDZ). En effet, c’est LA série qui cartonne à ce moment-là. Dragon Ball n’a pas encore de Z (ça sera le cas qu’à la fin de l’année 1990) et n’est pas un réel concurrent à la saga des chevaliers de bronze. On observe des contenus et des attitudes qui montrent que la communauté est en train de se former dans les colonnes de cette rubrique :

Les résumés d’épisodes (Pas peur du spoil ! ) : Difficile à l’époque de ne pas rater un ou plusieurs épisodes2. Certains lecteurs demandaient donc des résumés d’épisodes. Les rédacteurs du magazine commentaient alors ce courrier par une incitation aux lecteurs à fournir une réponse. En fait, dès qu’il ne s’agissait pas de Dorothée et de l’émission, le magazine semblait bien incapable de répondre. dès que ça touchait aux animés, on en appelait à la participation des fans. Comme le gros (mais vraiment le très gros : 99 % des courriers publiés entre 1989 et 1990) est consacré aux Chevaliers du zodiaque, la rédaction de Dorothée Magazine est très en retrait dans cette rubrique. Il y a aussi une volonté de la part du fan de savoir ce qui va se passer par la suite. Les lecteurs les plus informés parleront des intrigues des OAV et de l’arc contre Hadès qui était publié au Japon à cette époque.

La manie des listes : Les lecteurs font des listes de personnages des CDZ même de ceux qui ne font qu’un passage éclair. Ces listes sont partagés et celui qui a la plus complète et la moins discutable remporte la considération des autres lecteurs. Cette quête de LA bonne info va amener à notre point suivant.

Polémiques : Il y a d’abord eu la « guerre des noms » (sur le bon nom et la bonne orthographe), puis la « guerre des âges, tailles et poids ». Cela peut paraître ridicule mais les fans étaient vraiment acharnés. Certains expliquent dans leurs lettres que ce n’est pas facile de regarder l’épisode avec une feuille et un crayon à la main et de saisir correctement le nom du personnage (qui n’est jamais écrit sur l’écran). Cela est bien sûr compliquer par le fait qu’il s’agit de noms traduits avec plusieurs orthographes possibles et que l’adaptation n’était pas très rigoureuse (des noms changeaient d’un épisode à l’autre).

Dorothée Magazine n°17 (16 janvier 1990) : « Je suis C.M.et je tiens à dire que cette guerre des noms pour les Chevaliers du Zodiaque est terrible et rigolote à la fois. Je correspond avec « B.M » et je veux dire qu’on rigole bien de tous ces noms. Que les fans de ce dessin animé se mettent une chose en tête : les noms n’ont pas été pris au hasard mais dans notre planisphère céleste, autrement dit le ciel et les étoiles. Alors, je vous en prie, n’inventez plus des noms, comme Carole et Didier de Perpignan, avec Epilon pour Epsilon et Ecta pour Epta, qui veut dire sept, le septième chevalier […] Moi, je peux vous donner la liste de chaque personnage, j’ai des documents qui viennent du Japon. D’où mes renseignements sur certaines choses ».


L’érudition : Pour avoir le dernier mot dans ces discussions, il fallait faire preuve d’érudition. La série des Chevaliers du Zodiaque permettait d’aborder pleins de domaines différents : les arts martiaux (certains lecteurs évoquent le réalisme des prises au vues de leur pratique à eux ou celles vues chez les experts), l’astronomie et astrologie (le nom des étoiles permet parfois de déduire l’orthographe du nom du personnage), les mythologies (principalement la mythologie grecque qui sert de fondation à la série. Beaucoup de lecteurs raconteront dans leurs lettres les mythes liés aux personnages), la langue japonaise (on verra même un jeune japonais vivant en France écrire pour arbitrer les débats)… Pour moi, c’est dans les pages « courrier » du Dorothée Magazine qu’une communauté de fan a commencé à se créer et à élaborer collectivement le sens d’une série.

Source d’inspiration : Merci à l’adaptation française (et même à l’auteur du manga, Masami Kurumada) d’avoir laissé beaucoup de zones de flous et le champ libre aux fans qui se sont appropriés cet univers. Dans le Dorothée Magazine n°18, Hervé présente des chevaliers qu’il a lui-même inventé en suivant la logique de la série. Difficile de mesurer l’ampleur de ce phénomène, mais je pense qu’il a été important. En tout cas, personnellement, j’ai inventé des suites dans ma tête et nos jeux de cours de récréation reprenaient à notre sauce les attaques des Chevaliers du Zodiaque. Sans parler du trafic de dessins que cela a occasionné dans les classes ! Dans le n°21 du Dorothée Magazine, on trouve même un poème consacré au dessin animé fétiche de cet époque.

Anecdote de Seid : « Avec mes frères, on allait au supermarché pour redessiner les armures des chevaliers à partir des jouets. On le refaisait en carton ».


L’émergence d’un réseau social ? Les jeunes lecteurs du Dorothée Magazine ne seront pas ceux qui vont faire les premiers fanzines. Ils sont trop jeunes (en 1990, j’avais 10 ans. J’imagine qu’on peut situer les lecteurs entre 8 et 15 ans). Par contre, ils seront ceux qui animeront la scène au début des années 2000. On remarque que, déjà, ces jeunes fans correspondent entre eux directement sans l’intermédiaire du magazine.

C.M., la lectrice citée plus haut et qui devient une habituée de la rubrique courrier, parle d’un correspondant. Or, à cette époque, Animeland n’existe pas et Dorothée Magazine ne publie pas d’annonce pour en trouver. Visiblement, ceux là se sont trouvés autrement.

Le lectorat du Dorothée Magazine est aussi jeune que le public du programme télévisé. Les lettres sont donc d’une qualité toute relative. Certains se posent en expert et la revue en profite pour créer « le coin des spécialistes » dans la rubrique courrier. Les fans vont discuter entre eux de leurs séries favorites sans réel échange avec le magazine en lui-même. Un contenu plus instructif arrive avec Pascal Lafine, l’un des fondateurs d’Animeland qui participe à la rubrique courrier en documentant certains sujets. Il évoque les noms japonais, les mangakas et même des éléments liés à la production des dessins animés.

La télévision a été, dans les années 80 et 90, LE média populaire par excellence. L’apparition de chaînes privées ont changé le paysage audiovisuel. Toute une génération a été « élevée » par la télé et les programmes jeunesses présentés par Dorothée. Les séries animées diffusées ont attiré l’attention de français aux profils différents : des fans avertis capable d’argumenter leurs choix et des fans très jeunes prompts à l’idolâtrie3.

A la fin des années 80, on a donc deux types de fan  : le bédéphile éclairé qui lit Scarce et l’enfant-ado qui lit Dorothée Magazine pour en savoir plus sur ses dessins animés favoris. Ces deux profils vont se rencontrer pour former la communauté des fans de mangas et de japanimation. Une transmission de connaisances et de savoir-faire va se mettre en place : notamment autour du fanzinat que les fans les expérimentés côtoient déjà dans d’autres réseaux.

1 - Le n° 89 vient de sortir alors que j'écris ces lignes, en novembre 2019.

2 - Nos parents avaient cette manie de vouloir nous éloigner de la télévision et le « replay » à volonté n'existait pas !

3 - N’y voyez pas un jugement de ma part. Je faisais partie de ces enfants et je vais très bien.